
Juin 2025
Pour reconnaître les bénévoles de l’IRAC et leur rendre hommage, nous avons le plaisir de vous présenter Jennifer Cutbill, architecte AIBC, FRAIC.
Merci, Jennifer!
1. Pourquoi avez-vous décidé de devenir architecte?
2. Depuis combien de temps êtes-vous membre de l’IRAC et quelle est la valeur de votre adhésion?
Après l’obtention de mon diplôme, j’ai rapidement été frustrée de constater un décalage flagrant entre le « monde réel » (le statu quo) et les priorités fondamentales de la profession : le climat, l’équité et les valeurs qui les intègrent. Un mentor m’a dit : « si tu n’aimes pas ce que tu vois, implique-toi » et il m’a suggéré de m’inscrire à l’IRAC. Ce que j’ai fait dès le lendemain et j’ai commencé à faire du bénévolat au sein de ma section locale. C’était il y a 15 ans.
Pour moi, la valeur de l’adhésion à l’IRAC réside dans le fait de contribuer à faire avancer et à renforcer le discours, l’apprentissage et l’action nécessaires sur des questions importantes qui orientent la pratique et, par extension, les communautés que nous servons, actuelles ou futures, humaines ou plus qu’humaines. Pour reprendre les mots de mes collègues du Comité directeur du Plan d’engagement et d’habilitation en matière d’action climatique, Olivia Keung et Mona Lemoine : l’adhésion de l’IRAC est à la fois « une occasion et une responsabilité ».
3. Pourquoi êtes-vous bénévole pour l’IRAC?
Nous avons d’innombrables occasions d’influencer le changement à titre individuel et à l’échelle de nos projets, de nos équipes et de nos firmes. Par contre, les « transformations systémiques » plus profondes qui s’imposent nécessitent une action collective plus large. En tant qu’organisme national de défense de notre profession, l’IRAC offre une plateforme précieuse pour l’action collective dans les régions, au sein des régimes de réglementation et dans les communautés de lieu et de pratique.
Comme Olivia l’a également souligné, « l’action collective est à la fois stimulante et gratifiante ». Je suis reconnaissante des enseignements d’Olivia et de Mona, et surtout d’avoir pu travailler avec des collègues perspicaces, inspirants et dévoués de partout au pays. En y réfléchissant davantage, ces expériences ont également été déterminantes dans mon développement professionnel et dans ma décision de lancer ma propre firme (qui aide les clients institutionnels dans leur transformation en amont). Voici quelques exemples concrets.
- Le bénévolat au sein de ma section locale dès la fin de mes études m’a aidée à m’engager dans des enjeux locaux et à mieux comprendre la diversité des points de vue et des facteurs qui les déterminent. Il m’a également servi de plateforme pour tester des interventions potentielles.
- Mon élection au conseil d’administration dès mon inscription (mon premier mandat au sein d’un conseil d’administration, que j’ai entamé trois semaines avant la naissance de ma fille) m’a exposée à des contextes et à des considérations plus diversifiés, et m’a notamment permis de me familiariser avec la gouvernance organisationnelle, la planification stratégique et le processus délibératif de la prise de décision. Elle m’a également donné l’occasion de contribuer à la création d’un Comité permanent sur les environnements régénératifs (tout en prônant par l’exemple la présence des bébés et l’allaitement maternel lors des réunions et des conférences).
- Le travail et le (dés)apprentissage aux côtés de collègues inspirants et perspicaces de la grandeur du pays pour élaborer ensemble le Plan d’action climatique et le Plan d’engagement et d’habilitation en matière d’action climatique ont été et continuent d’être une expérience stimulante.
- Et ma participation au Sommet international sur le design autochtone en 2017, organisé par le Groupe de travail autochtone (qui comprenait une visite du Centre Wabano par Douglas Cardinal lui-même), a été tout simplement transformatrice. L’architecture a changé à jamais ma façon de voir l’environnement bâti, et cet événement a changé à jamais ma façon de voir et de comprendre les bâtiments dans lesquels je vis. Ce Sommet m’a ouvert la voie vers un désapprentissage et un apprentissage plus approfondis (et toujours en cours) sur l’histoire véritable, les injustices et les préjudices actuels, ainsi que sur mon rôle et mes responsabilités dans la recherche de parcours réparateurs pour l’avenir.
4. Qu’est-ce qui vous semble le plus difficile dans votre travail d’architecte?
De faire mieux comprendre les capacités de collaboration nécessaires pour les transformations requises. Et ce, de manière à joindre les gens où qu’ils se situent tout en étant honnêtes (envers nous-mêmes et les uns envers les autres) quant à l’endroit où nous en sommes, aux causes profondes qui nous y ont amenés et aux changements qui s’imposent. Ainsi, nous pourrons aligner les valeurs et les visions pour créer ensemble un avenir où tous peuvent « s’épanouir mutuellement » (le botaniste, éducateur et poète Potawatami Robin Wall Kimmerer, 2013).
En tant qu’architectes, nous savons bien comment relever des défis systémiques, mais les crises combinées auxquelles nous sommes actuellement confrontés – dérèglement climatique sans précédent (sur les plans spatial et temporel), perte de biodiversité, injustices intersectionnelles – exigent que nous agissions autrement. Il ne suffit pas d’acquérir de nouvelles compétences fonctionnelles et d’adopter les innovations technologiques (même si leur adoption s’impose), nous devons également changer nos façons de penser, d’être, d’agir, de valoriser et de cultiver des capacités relationnelles approfondies. Nous devons renforcer nos capacités à voir et à nommer les causes profondes (par exemple, le capitalisme extractif, l’anthropocentrisme, le colonialisme, le racisme, le capacitisme, l’hétéropatriarcat) et à nous y attaquer. Nous devons également renforcer nos capacités de remettre en question les hypothèses, les normes et les dynamiques de pouvoir qui maintiennent le statu quo; ainsi que nos capacités de le faire de manière inclusive, équitable, juste, bienveillante et dans le respect des systèmes de savoirs, des droits, des lois et du leadership des Nations hôtes – des connaissances et des approches éthiques qui ont favorisé depuis des temps immémoriaux l’épanouissement mutuel des terres, des eaux, des relations humaines et plus qu’humaines à la grandeur de l’île de la Tortue.
5. Pourquoi ce domaine de plaidoyer est-il important pour vous?
Le consensus international entre scientifiques et décideurs politiques souligne l’ampleur, l’urgence et la complexité sans précédent des crises planétaires qui s’aggravent (climat, biodiversité, injustices intersectionnelles), soulignant la nécessité impérative d’opérer des changements transformateurs (plutôt que simplement incrémentiels) et d’adopter des approches intégratives (plutôt que cloisonnées) (par exemple, IPCC 2023, IPBES 2024; Reed et coll. 2024; Kallis et coll. 2025). Nous pouvons voir et ressentir les impacts autour de nous chaque jour. En tant que dirigeants d’équipes interdisciplinaires complexes et en tant que professionnels qui occupent des postes influents, nous avons un énorme potentiel pour faciliter ces changements.
En même temps, la complexité, le rythme et l’ampleur peuvent sembler énormes, en plus des pressions « usuelles » liées à la pratique, d’autant plus que la fréquence des catastrophes s’accroît, que les budgets se resserrent, que la diminution des honoraires s’accentue et que les discours se polarisent. Tous ces facteurs nous amènent à conclure que la clé consiste en « l’habilitation ». En comprenant les obstacles et les leviers d’une action efficace (internes et externes) et en nous attaquant à ces obstacles et en tirant parti de ces leviers, nous pourrons avoir un impact plus important à moindre effort, tout en aidant toutes les personnes impliquées à se sentir plus motivées et soutenues dans leur démarche.
6. À votre avis, qu’est-ce qui changera ou orientera le plus la pratique au cours des cinq prochaines années?
L’IA intégrée (non désactivable) de Google m’indique que les changements les plus significatifs proviendront de deux facteurs principaux : l’intégration des technologies de pointe (fabrication numérique, internet des objets, optimisation basée sur l’apprentissage automatique et l’informatique quantique, automatisation) et les préoccupations croissantes en matière d’action climatique (et plus particulièrement les technologies durables qui y répondent). Au bas de la page « pour plus de détails », il est fait mention de la « dynamique du pouvoir » (entre les entreprises/industries), des « considérations éthiques (en matière de confidentialité) » et de leurs « implications sociétales » (de manière superficielle).
Si ces points semblent évidents et exhaustifs, ce qui est moins évident et peut-être plus important, c’est ce qui n’est pas mentionné. Par exemple : le parti pris évident de l’IA et de ses créateurs en faveur du technosolutionnisme; le fait que les déséquilibres de pouvoir n’existent pas seulement entre les entreprises, mais aussi entre les (super) riches et tous les autres, ce qui crée non seulement des inégalités, mais aggrave également les injustices sociales et écologiques (« zones sacrifiées », « colonialisme vert », spoliation continue des terres autochtones et violation des lois sacrées/naturelles autochtones); la montée de la désinformation et de la fragmentation sociale qui alimentent les régimes politiques fascistes – et le rôle que joue l’IA dans tout cela. Allant des impacts écosociaux qui dépassent les gains d’efficacité supposés (en raison de l’extraction injuste et non durable d’énergie, d’eau, de minéraux essentiels; de la conversion des terres; des déchets électroniques, etc.) jusqu’aux biais systémiques intégrés dans des algorithmes largement opaques conçus par une poignée de personnes (principalement des hommes super riches, blancs, cisgenres et valides) et entraînés à partir de données provenant de systèmes majoritairement injustes (réducteurs, anthropocentriques, coloniaux, capitalistes, racistes, hétéropatriarcaux, capacitistes...).
D’un point de vue plus holistique, je pense que les aspects qui influenceront le plus la pratique (et la société) dans les années à venir ne sont pas seulement le climat, l’IA et l’in/égalité, mais aussi les changements de paradigme dans notre compréhension des relations entre ces questions, ainsi que notre capacité d’action et nos responsabilités individuelles et collectives à cet égard. Par exemple :
- le passage d’une approche consistant à lutter contre des problèmes isolés à mesure qu’ils surgissent à une vision globale des crises interdépendantes qui menacent la santé de la planète, dont la cause profonde réside dans nos relations avec les systèmes naturels et entre nous[1];
- l’abandon d’une logique dégénérative d’atténuation des risques/dommages/(premiers) coûts et pertes cumulatives au profit d’une logique régénérative visant à favoriser la santé/la guérison/les soins afin d’obtenir des avantages réciproques combinés;
- l’abandon des mythes du terra nullius et de la suprématie des modes de savoirs, d’action et de valorisation fragmentés, réducteurs, exclusifs et centrés sur l’économie, au profit d’alternatives holistiques, intégratives, inclusives et centrées sur l’éthique des soins, inscrites dans des systèmes de savoirs, des lois et des modes de leadership autochtone distincts à travers la Terre-Mère.
L’une de mes citations préférées sur l’architecture est celle de l’anthropologue critique David Graeber : « La vérité cachée ultime du monde est que c’est quelque chose que nous fabriquons et que nous pourrions tout aussi facilement faire différemment » [traduction]. Graeber ne fait pas spécifiquement référence à l’architecture, mais cette citation résume pour moi l’essentiel de notre rôle... ou, à tout le moins, notre potentiel. De nombreuses personnes qualifient la « polycrise » actuelle de crise de l’imagination, c’est-à-dire une incapacité à imaginer que nous pourrions concevoir le monde différemment et un manque de capacité collective à créer ensemble un avenir réinventé. J’y vois l’un de nos rôles fondamentaux et de notre valeur ajoutée en tant qu’architectes : non pas en imposant nos propres visions, mais en faisant émerger des visions communes d’un avenir régénérateur avec les communautés que nous servons, et en renforçant les capacités collectives nécessaires pour qu’elles puissent prospérer longtemps après notre départ. Cette responsabilité suppose la remise en question des discours, des logiques et des pratiques dégénératifs qui maintiennent en place les imaginaires et les modèles dominants, tout en cocréant les conditions nécessaires pour en favoriser de nouveaux par nos actions quotidiennes.
L’IRAC a le potentiel de favoriser le renforcement de ces capacités et les virages nécessaires – en matière de réglementation, d’éducation, de politiques et de sensibilisation du public – à tous les niveaux et dans tous les secteurs, en collaborant avec des organisations partenaires à l’échelle régionale, nationale et internationale. À cet égard, trois efforts me semblent particulièrement importants : premièrement, communiquer plus efficacement l’appel à l’action, les arguments convaincants en faveur de la valeur ajoutée et les voies pragmatiques (ainsi que les précédents inspirants) pour les actions à court et à long terme. Deuxièmement, favoriser les différents niveaux de désapprentissage et d’apprentissage et le renforcement des capacités nécessaires à leur mise en œuvre. Et troisièmement, stimuler la collaboration, les synergies et les avantages mutuels entre les initiatives et les organisations. De nombreux groupes accomplissent un travail remarquable, mais bien des retombées se perdent du fait qu’ils travaillent de manière isolée ou se font concurrence.
8. Quel conseil donneriez-vous aux personnes qui désirent s’impliquer davantage dans la défense des intérêts liés à l’architecture?
Comme l’a déclaré la poétesse June Jordan lors d’un discours à l’ONU il y a plusieurs décennies : « Nous sommes ceux que nous attendions ». Il n’est jamais trop tôt ni trop tard pour prendre des mesures supplémentaires sur les questions qui nous préoccupent. La résolution de problèmes complexes nécessite des approches nouvelles et une expertise approfondie, et nous amène à reconnaître que la sagesse se présente sous différentes formes, qui sont toutes nécessaires. Chaque contribution, quelle que soit son ampleur, est utile, et l’union des efforts allège la tâche et renforce l’impact.
9. Comment intégrez-vous la diversité, l’équité et l’inclusion dans votre milieu de travail, dans l’environnement bâti et dans votre travail bénévole?
La conception d’environnements inclusifs et justes pour tous suppose l’utilisation de systèmes et de processus qui reflètent ces valeurs, comme le dit de manière plus poétique Adrienne Maree Brown : « nos actions à petite échelle définissent les modèles pour l’ensemble » (2017 : 53). Dans ma pratique, cela se traduit par l’intégration de la régénération, « l’espace éthique » (Ermine 2007) et le « rien sur nous sans nous » comme principes fondamentaux dans tous les aspects de notre travail : les projets que nous réalisons; les personnes avec lesquelles nous travaillons; la manière dont nous constituons les équipes de projet, répondons aux demandes de propositions et concevons nos processus (contrats, plans de travail, protocoles de collaboration); ce que nous considérons comme des « livrables » (c’est-à-dire, non seulement les plans, mais aussi les relations); l’institution auprès de laquelle nous effectuons nos opérations bancaires; notre façon de nous présenter; et les indicateurs, méthodes et méthodologies que nous utilisons pour évaluer les résultats et les impacts. Et tout au long du processus, nous réexaminons de manière réflexive ce que l’on attend de nous (dans nos rôles dans toutes les sphères d’action et d’influence) pour éliminer les systèmes, structures et pratiques discriminatoires et dégénératifs et pour soutenir le noyau décolonisateur des transformations nécessaires (en nous basant sur la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, la Commission de la vérité et réconciliation et le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et le pluralisme juridique comme cadres minimaux).
Dans le cadre de mon travail bénévole auprès de l’IRAC, il s’agit d’intégrer les principes d’équité, de réconciliation, d’action climatique et de justice dans la manière dont nous rédigeons les mandats des comités, des groupes de travail, etc.; dans la manière dont nous concevons les processus de mobilisation et de codéveloppement; dans la manière de soutenir et de renforcer les voix sous-représentées; et dans l’examen collaboratif des moyens permettant à l’Institut d’aller plus loin dans ses engagements en faveur de la vérité, de la réconciliation, de l’action climatique et, plus largement, de l’équité et de la justice.
10. Quels sont vos autres intérêts en dehors de l’architecture?
J’ai passé mon enfance dans un village d’environ 800 habitants. Le « centre-ville » se composait de trois églises, d’un bureau de poste et d’une station-service; mon univers se limitait donc aux boisés (des érablières situées près d’un affluent sud de la rivière Kitchi Zibi/des Outaouais, sur les territoires non cédés des nations Anishinaabe, Haudenosaune et Huron Wendat). Ces années m’ont inculqué l’amour de la nature, en particulier des arbres, de l’escalade et de la neige. Bien que j’aie passé les 20 dernières années au milieu des forêts pluviales de la côte nord-ouest du Pacifique (territoires non cédés des xʷməθkʷəy̓əm/Musqueam, Sḵwx̱wú7mesh/Squamish et səlilwətaɬ/Tsleil-Waututh) – où l’on dit qu’il fait « froid » lorsque le mercure atteint -5 °C –, la neige, les forêts et l’escalade restent mes sources de bonheur. En hiver, je fais de la randonnée et de la course en raquettes dans les montagnes North Shore, et en été, je parcours ces mêmes montagnes à vélo. Sinon, je passe du temps avec mes proches, pour cuisiner, jardiner, lire, dessiner, faire des puzzles, bref, tout ce qui nous plaît, et plus c’est dehors, mieux c’est. (Et quand mon emploi du temps et mon budget le permettent, j’amène les filles dans des bassins chaud-froid.)
[1] Ces points de vue sont désormais clairement affirmés par les principales organisations scientifiques et politiques (par exemple, IPBES 2024; Gupta & Rockström et coll. 2024), ainsi que par les Peuples autochtones du monde entier depuis des temps immémoriaux (p. ex., Reed et coll. 2024; Redvers et coll. 2022)